Le silence des armes

112Ils sont avec moi. Depuis si longtemps déjà. Et jusqu’au bout…

Ce sont mes fantômes. Aujourd’hui ils ne sont plus que dix-sept. Mais il y a longtemps ils étaient bien plus nombreux, ils étaient cinquante-trois. Cinquante-trois…

Cinquante-trois hommes que j’avais tué. C’était la guerre. J’avais dû rentrer dans un uniforme et puis les mains qui s’agrippent sur un fusil. Et c’est la peur qui s’agrippe à moi. Elle était tout le temps là. La peur de l’ennemi, la peur de souffrir, la peur de ne plus revoir sa famille, ses amis, tout ceux que l’on aime. Et même ceux que l’on aime moins mais qui à côté de toute cette horreur nous deviennent précieux parce qu’ils rappellent des temps de paix. Un temps où je n’avais tué personne. Au nom de quoi avons-nous été amené à tuer d’autres que nous? Au nom de quelle mégalomanie, de quelle soif de pouvoir nous étions nous trouvés ici? Les livres d’Histoire qui ne se penchent que sur une infime partie du tout ne peuvent rien expliqué vraiment. Comment en étions nous arrivé là?

A tuer pour ne pas être tué. J’échange ta vie contre ma mort. Et je ne te laisse pas le choix. Cinquante-trois fois j’avais échangé ma mort contre la vie d’un autre. D’un inconnu. On peut échanger sa mort contre la vie combien de fois? On ne peut échanger sa vie contre la mort qu’une seule fois.
Les fantômes ne sont pas venus directement. Même eux ne sont pas à l’aise dans l’enfer du feu des armes, aux milieu des corps éparpillés. Ils sont venus après le silence des armes… Ou peut-être ne les avais-je pas entendu dans le fracas de la guerre.

Quand le silence des armes était venu, il était énorme, d’une densité particulière. Alors j’avais pu entendre leur voix. D’abord cela déstabilise bien sûr, mais je savais que j’avais tué et que cela aurait des conséquences. Cinquante-trois… j’avais tué cinquante-trois hommes. Pendant le guerre: j’avais découvert mon talent de tireur. J’étais un des meilleurs… Je n’avais pas appris cela, c’était juste un de ses talents avec lesquels on nait. Il m’avait sauvé la vie. J’échange ma mort contre ta vie.

Ils me parlaient et je n’avais d’autre choix que de les écouter. Je leur devait bien cela. Ils me racontaient toute leur vie. Leur souvenir d’enfance les plus lointains et même parfois toute l’histoire de la famille dur des générations et puis aussi ils me parlaient de la vie qu’ils n’auront pas.
– Tu m’as pris toutes ces années de vie pour sauver la tienne. Si j’avais pu vivre j’aurais…
Et tous me disent leur famille brisée, les enfants qu’ils ne verront pas grandir ou qu’ils n’auront jamais. Ils me disent leurs projets avortés, leurs rêves brisés. Ils me disent ce qu’aurait été leur vie. Je les écoute sans dire un seul mot qu’ils n’auraient de toute façon pas pu ou voulu entendre. Au début c’était très lourd parce que le poids de cette responsabilité tellement grande et la culpabilité qui ronge. Mais, et peut-être parce qu’ils racontaient sans haine, je me suis habitué mais sans jamais oublié. Cinquante-trois destins stoppés par les balles du fusils que je tenais dans les mains. Ils me racontaient leurs histoires leur famille. Parfois alors j’ai été observer de loin ces familles et j’ai compris qu’ils oubliaient de me dire les maladies, les morts, les rencontres et les réussites manquées de toute façon. Cela ne m’excuse en rien bien sûr. Il reste et restera toujours que je les ai tous tué. Je n’ai plus rien cherché à vérifier. Je n’ai jamais essayé de contacter leur familles et amis. Pour leur dire quoi?

Ils me parlent. Chacun à son tour. Ma vie n’a plus eu de vraie place parmi eux. Alors j’ai choisi de mettre sur papier certaines de leurs histoires et de les vendre parce que j’avais besoin de gagner ma vie et parce que écrire était aussi un talent que j’avais. Je suis devenu un écrivain reconnu. Mais d’où me venait toute cette imagination était la question qui revenait sans cesse? Comment leur dire que je n’en avais aucune… Comment leur dire que ce n’est pas moi, mais que ce sont eux. J’échange ma mort contre ta vie.

Les années ont passée. Comme elles ont pu. Malgré moi. Avec moi. Parce que c’est la vie. Et certains se sont finalement tu pour toujours. Quand ils n’ont plus rien à raconter, ils partent. Où? Et c’est petit à petit que j’ai compris que ce n’était pas moi qui les porte mais ce sont eux qui me portent. A bout de paroles. Quand le dernier se taira alors je mourrai dans son dernier mot. Ils ont du me le faire comprendre d’une façon où d’une autre parce que ce n’est pas possible que j’aie compris une logique aussi bizarre. Pourquoi me tiennent-ils en vie? Quand j’ai compris cela je me suis mis à aimer la vie. Parce que quelqu’un (quelques uns) me la donnaient et je me disais alors que je ne pouvais pas la gâcher.

Quand l’un d’eux disparait, c’est toujours près d’un arbre. Cela je ne peux évidemment pas non plus l’expliquer. A un moment de ma vie, à cause de cela, j’ai même passé des semaines dans le désert. Loin des arbres. Mais il y en a toujours un finalement, même un tout petit. J’ai laissé deux fantômes dans le désert. Un endroit grandiose.

Ils ne sont plus que dix-sept et maintenant j’ai plus de nonante ans. Ils disparaissent de plus en plus vite. La semaine passée sept ce sont encore séparés de moi. Je me retourne et je regarde ma vie et finalement je ne m’en suis pas si mal tiré. Maintenant je me promène tous les jours dans la forêt. Et je regarde les arbres.

Je cherche le mien.

About Arret Facultatif

https://arretfacultatif.wordpress.com Deze blog is geschreven in twee talen (nederlands-français), door twee opmerkelijke vriendinnen. Wij vertalen elkaar niet, noch corrigeren elkaar, maar vormen samen een complementariteit in woord en beeld. Wij willen graag met onze handen laten geboren worden daar waar u kan van genieten, onder welke vorm dan ook. Poëzie en kleine stukjes uit het leven, maar ook volsagen verzonnen verhalen, hier vindt u het allemaal!
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1 Response to Le silence des armes

  1. C’est très fort et j’aime beaucoup la chute.
    Cest à partir des arbres que l’on fait du papier, celui-là même qui servit à l’auteur pour raconter les histoires des 53. Trouver son arbre pour refermer son livre ?
    Merci.

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